La lecture de l’évangile de Marc du dimanche 4 mars concerne de l’épisode très
complexe de la Transfiguration de Jésus :
« Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean et les emmène
seuls à l'écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux, et ses vêtements devinrent éblouissants, si blancs qu'aucun foulon sur terre ne saurait blanchir ainsi.
Elie leur apparut avec Moïse ; ils s'entretenaient avec Jésus. Intervenant,
Pierre dit à Jésus : " Rabbi, il est bon que nous soyons ici ; dressons trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, une pour Elie. " Il ne savait que dire car ils étaient saisis de crainte. Une
nuée vint les recouvrir et il y eut une voix venant de la nuée : " Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Écoutez-le ! " Aussitôt, regardant autour d'eux, ils ne virent plus personne d'autre que Jésus,
seul avec eux.
Comme ils descendaient de la montagne, il leur recommanda de ne raconter à
personne ce qu'ils avaient vu, jusqu'à ce que le Fils de l'homme ressuscite d'entre les morts. Ils observèrent cet ordre, tout en se demandant entre eux ce qu'il entendait par " ressusciter
d'entre les morts. » (Marc 9, 2 – 10.)
Ce récit devait suivre à l’origine la
déclaration de Messianité de Pierre dans Marc 9, 27 – 30 qui était probablement suivit par la déclaration de
Marc 9, 1 – 2 : « En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le Règne de Dieu
venu avec puissance. »
En effet, les phases d’apprentissages des disciples de Marc 9, 31 – 38 serait plus logique après quand il prépare ses disciples à la montée à
Jérusalem. Ce qui renverse le contenu du récit qui devient non une préparation à la mort et à la résurrection de Jésus mais à une préparation à la Parousie
que va entraîner la montée de Jésus dans la Ville sainte au moment où Jésus semble prendre conscience d’être le Messie depuis la multiplication des pains, semble – t – il. De
fait, celle – ci a lieu 6 jours après la déclaration de messianité de Pierre, qui est une référence probable à Exode 24, 16 : « la
gloire du SEIGNEUR demeura sur le mont Sinaï et la nuée (que l’on retrouve dans le récit) le couvrit pendant six jours. » D’ailleurs, dans le targum du pseudo – Jonathan, c’est le « sixième
jour » que Moïse est autorisé à monter au sommet du Sinaï. Le choix de Jésus n’est donc pas innocent, comme nous le verrons plus bas.
Ici, le récit est vu du point de vue de trois disciples de Jésus,
qui les a emmenés au sommet d’une haute montagne, qui est peut – être le mont Hermon, près de Césarée de Philippe, où Jésus avait décidé de vivre dans la
clandestinité pour échapper à Hérode Antipas (la multiplication des pains, où une foule de zélotes avaient tenté de le proclamer Roi en faisait maintenant un ennemi). Comme précédemment
dans la réanimation de la fille de Jaïre, ce sont Simon Pierre, Jacques et Jean, fils de Zébédée, qui étaient peu à peu
devenus les chefs du groupe des Douze et les plus convaincus de la Messianité de Jésus, tel que le montre les épisodes les concernant de l’évangile. Il y a aussi une allusion probable à
Moïse qui lors de son séjour sur le Sinaï est accompagné par trois de ses proches collaborateurs (Exode 1 et 9).
Jésus ne se sent – il pas prêt ? Possible, car dans l’évangile de Marc, lorsqu’il se
retire dans un lieu désert c’est pour se préparer par la prière à un événement décisif, mais pour une fois, il ne le fait pas seul. Il a peut – être perçu que ses disciples n’ont pas compris ses
propos dans Marc 9, 1 et veut les y préparer avec leurs chefs. Dans la Bible, la montagne est aussi un lieu eschatologique
(Isaïe 2, 2 – 3, 11, 19), sorte de nouveau Sinaï, où se réalisera l’accomplissement des prophéties. Peut – être veut –il que les
disciples soit sur le même état d’esprit que lui d’un point de vue symbolique.
Lorsqu’ils arrivent au sommet, Jésus fut « transfiguré » (en fait
transformé), un terme que l’on ne retrouve pas dans la Septante, mais employé chez Philon
d’Alexandrie et Paul de Tarse, donc dans les milieux juifs de la Diaspora et qui s’applique à la mythologie et la magie grecque. Mais la métamorphose ne
concerne que « ses vêtements devinrent éblouissants, si blancs qu'aucun foulon sur terre ne saurait blanchir ainsi ». Un signe de nature apocalyptique (I Hénoch 62, 15 – 16). Dans ce même ordre d’idée, les trois disciples voient Élie et Moïse qui discutaient avec lui. L’ordre n’est pas innocent car Élie,
d’après le Prophète Malachie (3, 23) et le Siracide (48, 10), devait revenir pour préparer le grand jour tant attendu, et d’après la liturgie du sabbat, le soir durant l’havdala, évoquait sa venue en même temps que le Messie. Et d’après un midrach où Dieu parle à Moïse : « Quand j’enverrai le prophète Élie, vous viendrez tous deux ensemble. » L’idée de deux
précurseurs au Messie (Zacharie 4, 1 – 3) se retrouve ici, même si Moïse ne fut pas toujours associé à celle-ci, mais plutôt à la venue
du Prophète (Deutéronome 18, 15, 18), équivalent dans le Pentateuque du Messie, et qui sera pareil à Moïse. Il faut savoir que dans le Judaïsme du Ier siècle, on croyait aussi à la venue d’un roi qui
aurait les deux qualifications. Ces deux prophètes, qui annoncent nécessairement la venue du Messie et du jour de Dieu, renforce donc la théorie que Jésus prépare ses disciples à la montée à
Jérusalem, qui marquera le moment final qui consacrera le Règne de Dieu.
Simon Pierre, le porte parole du groupe, dit alors : « Rabbi, il est bon que nous
soyons ici ; dressons trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, une pour Elie. » Mais il ne semble pas avoir compris la portée eschatologique de l’événement car il met Moïse avant Élie,
suggérant que c’est en tant que Prophète qu’ils sont venus et non en tant que précurseur de la Parousie. Le fait qu’il suggère d’élever trois cabanes pourrait suggérer que l’événement
avait lieu lors de la fête des Tentes, où cette pratique est recommandée. Ce qui donne une très grande symbolique au récit si c’est le
cas. Mais, comme le suggère Étienne Trocmé, il voulait peut – être faire tout simplement durer ce moment d’une grande intensité. La mention : « Il ne savait que dire
car ils étaient saisis de crainte » a probablement été ajouté au récit primitif car Pierre fait ici preuve d’une logique étrange pour quelqu’un saisi de crainte.
La suite du récit continue à avoir une tonalité eschatologique. En effet, une nuée,
qui dans la Bible est le lieu de la présence divine, recouvre alors les disciples et une voix venue du ciel ou une « fille de la voix
» (batqol) dans la langue des rabbins apparaît pour rendre témoignage à Jésus : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Écoutez-le ! »
Mais le titre de « Fils » ou de « Fils de Dieu » n’avait pas au
temps de Jésus le sens actuel. Il désignait les juifs pieux (l’exemple des hassidim galiléens, guérisseurs et exorcistes, parmi lesquels Honi le Traceur de cercles, et
Rabbi Hanina ben Dosa, à qui ont a attribué ce titre est intéressant), le peuple d’Israël (Jubilés 1, 24) et le Messie
attendu, comme le démontre la prédiction de 2 Samuel 7, 14, qui fut réinterprété dans les milieux apocalyptiques, dont les esséniens :
« Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils ». On pourrait privilégier que Jésus est un juif pieux, peut – être un hassid lui – même comme le pense Geza
Vermes, car dans le Talmud, une batqol qui venait de l’Horeb (là où Moïse aurait reçut la Loi)
proclamait quotidiennement au sujet du Rabbi Hanina ben Dosa : « L’Univers entier est soutenu à cause de mon fils Hanina » (bTaan. 24b). Cependant, c’est plutôt le Messie qui doit être privilégié car Jésus a accepté le titre que lui a donné Pierre (Marc 8, 29 – 30), raison pour laquelle il a recommandé le silence à ses disciples, vu le risque couru par cette proclamation, et il a promis à ses
disciples qu’il établirait le Royaume de leur vivant (Marc 9, 1 – 2). Et le fait qu’on dise de l’écouter, lui, plutôt que les deux
Prophètes, le démontre car c’est le Messie qui vient accomplir les temps.
La nuée semble disparaitre ensuite, mais ce n’est pas mentionné dans le récit. Mais
le mont Hermon gagne aussi en crédibilité car une des ses caractéristiques est l’apparition subite de nuages qui, après quelques minutes, disparaissent aussi vite qu’ils sont
venus. Les disciples restèrent finalement seul avec Jésus comme si l’événement n’avait jamais eu lieu. Et, en descendant de la montagne, « il leur recommanda de ne raconter à personne ce
qu'ils avaient vu ». Il ne fait que renouveler le secret qu’il confère au titre messianique très dangereux pour celui qui le revendique. Dans la
Transfiguration, ce qui est indiqué est que Jésus vient accomplir ces temps à Jérusalem même, ce qui est encore plus dangereux. Donc il fait preuve d’encore plus de prudence en
recommandant aux trois disciples de ne pas le répéter aux autres. Mais cette consigne du silence pourrait avoir une autre raison : les disciples ont eu une vision, terme utilisé dans la
Bible pour désigner un événement surnaturel et non pas réel, qui avait été renforcé par des effets d’optique : la lumière du soleil
faisant resplendir les vêtements, deux ombres prenant des formes humaines, et les nuages qui se dissipaient rapidement. Jésus, qui du fait de leur récit, a, par contre, pu voir une manifestation
divine dans cette vision favorable à sa décision (et dont il n’est pas témoin), leur aurait conseillé de ne rien dire craignant qu’il ne serait pas cru. Après tout le débat est ouvert sur le
sujet.
C’est probablement Marc qui a ajouté « jusqu'à ce que le Fils de l'homme
ressuscite d'entre les morts. Ils observèrent cet ordre, tout en se demandant entre eux ce qu'il entendait par " ressusciter d'entre les morts. » Faisant ainsi du récit de la Transfiguration une anticipation de la Résurrection de Jésus, mais montrant
aussi que Jésus ne l’avait probablement jamais annoncé car les disciples se demandaient ce qu’était la résurrection des morts alors qu’en Marc 8, 31 – 32, il annonce sa Passion et sa Résurrection. Étrange.
Ce récit permet de mieux comprendre la détermination dont fera preuve Jésus lors de
son séjour à Jérusalem du moins du point de vue de Simon Pierre, Jacques et Jean qui n'évoqueront l'épisode qu'après sa Résurrection aux autres disciples et peut - être à la communauté naissante
sans l'interprétation que lui a donné l'évangéliste. Du moins au départ, rien n'empêche qu'il fut ensuite réinterpréter par eux et connu de la communauté de Marc, probablement à Rome, dans les
années 60.
freyr1978