Je vais reprendre à partir d'aujourd'hui les lectures commentées de l'évangile du Dimanche, étant trop occupé auparavant pour le faire.
La lecture de l'évangile du Dimanche 25 novembre, concernait l'interrogatoire de Jésus devant Pilate de Jean 18, 33-37 :
" Alors Pilate entra de nouveau dans le prétoire ; il appela Jésus et dit : " Tu es le roi des Juifs ? "
Jésus répondit : " Dis-tu cela de toi-même ou d'autres te l'ont-ils dit de moi ? "
Pilate répondit : " Est-ce que je suis Juif, moi ? Ta nation et les grands prêtres t'ont livré à moi. Qu'as-tu fait ? "
Jésus répondit : " Mon royaume n'est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais mon royaume n'est pas d'ici.
"
Pilate lui dit : " Donc tu es roi ? " Jésus répondit : " Tu le dis : je suis roi. Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la
vérité écoute ma voix. "
Ce texte comme la majorité de ceux de l'évangile de Jean est une savante construction théologique issu du récit de l'interrogatoire de jésus devant Pilate de Marc 15, 2 dont on doit reconnaitre
la brièveté :
" Pilate l'interrogea : " Tu es le roi des Juifs ? " Jésus lui répond : " Tu le dis. " "
Si bien que Marie-Émile Boismard (Synopse des quatre évangiles en français, vol. III, L'évangile de
Jean, avec A. Lamouille et G. Rochais, Paris, Édition du Cerf, 1977), Charles Harold Dodd (La
tradition historique du quatrième évangile, Coll. « Lectio Divina » n°128, Éd. du Cerf, 1987) et Robert T. Fortna (The Gospel of Signs: A Reconstruction of the Narrative Source Underlying the Fourth Gospel, SNTS Monograph Series, 10, Cambridge University Press,1970),
pensent que le récit primitif de l'évangile de Jean se présentait ainsi :
" il appela Jésus et dit : " Tu es le roi des Juifs ? " Jésus répondit : " Tu le dis (: je suis roi). "
Cette réponse suffisait amplement pour condamner Jésus à la peine de crucifixion car il reconnaissait même indirectement être roi, et sans l'épisode de Barrabas, qui est probablement
inauthentique, vu “ son habitude d’insulter son interlocuteur, (...), ses assassinats de personnes non-jugées et non-condamnées (...). ” (Philon d'Alexandrie,
Légation à Caïus, § 288.) Il faut dire que le préfet de Judée a l'autorité suprême en matière judiciaire de l'empereur lui-même et n'a
donc aucun besoin de faire un procès dans les formes ni même d'en faire un, comme le montre l'épisode du prophète Samaritain (Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, livre XVIII, IV, 1). Vu son respect de l'interlocuteur juif que lui prête Philon, on peut douter d'un dialogue du
style tel que l'évangile de Jean le rapporte. Il aurait été nettement plus agressif.
Comment alors d'un récit primitif court en est-on arrivé à un dialogue sur la royauté de Jésus. Ici, on se trouve plutôt dans les arguments développés entre 88 et 95 par la communauté chrétienne
d'Éphèse face aux autorités lors des poursuites (et non persécutions qui ne commenceront qu'en 250 sous l'empereur Dèce) que mènent Domitien dans la province d'Asie (Turquie actuelle) contre ceux
suspects de Judaïsme, tel qu'autorise à le penser les mentions qui sont évoqués dans la partie consacrée aux sept églises d'Asie, en particulier Apocalypse 2, 3, 10, 13, 26-28 ; 3, 4-5, 21). Et on peut même dire que ce dialogue évoque les arguments des chrétiens devant les autorités.
Le magistrat devant lequel allait les chrétiens lorsqu'ils étaient dénoncés était le gouverneur de la province, tel que le montre les Lettres 96 à 97 du Livre X de la Correspondance de Pline le jeune avec l'empereur Trajan. Celui-ci fut gouverneur de Bithynie de 111 à 113/114, et
cette province se situait également en Turquie. Ce dernier leur demandait s'ils étaient chrétiens à trois reprises et s'ils persistaient, ils étaient condamnés du fait de leur entêtement et s'ils
étaient citoyens romains, envoyés à Rome. Le dialogue de l'évangile de Jean ressemble donc plutôt au dialogue d'un chrétien avec un gouverneur d'une province d'Asie, où le Christianisme est en
plein développement entre le milieu et la fin du Ier siècle.
Il faut reconnaître que les Chrétiens poursuivis avait peut-être peu d'arguments, vu que les apologistes n'apparaissent qu'au IIe siècle et que les épîtres de Paul, qui circulait dans l'Orient romain, ne faisaient aucune référence à ce genre de cas. L'évangéliste a probablement voulu mettre dans la
bouche de Jésus ce que ce dernier n'avait pas pu ou pas su dire devant les autorités romaines et à travers lui un guide des arguments en faveur de ceux qui comme lui se retrouve
devant ces mêmes autorités. Ainsi, les versets 33 à 34, ressemble à la première partie d'un interrogatoire par un gouverneur : " Alors Pilate entra de nouveau dans le prétoire ; il appela
Jésus et dit : " Tu es le roi des Juifs ? " Jésus répondit : " Dis-tu cela de toi-même ou d'autres te l'ont-ils dit de moi ? " Pilate répondit : " Est-ce que je suis Juif, moi ? Ta nation et les
grands prêtres t'ont livré à moi. Qu'as-tu fait ? " " En modifiant certains termes, cela donne ce qui suis pour un interrogé chrétien : " Alors le gouverneur entra dans le prétoire ; il
appela un tel et dit : " Tu es un chrétien ? " Il répondit : " Dis-tu cela de toi-même ou d'autres te l'ont-ils dit de moi ? " Le gouverneur répondit : " Est-ce que je suis Juif, moi ? D'autres
t'ont livré à moi. Qu'as-tu fait ? " " À la question, on n'est pas invité à répondre à la positive mais plutôt à interroger l'interlocuteur, qui invite le gouverneur à mettre en valeur le
fait que Juifs et Chrétiens étaient alors confondus, tel que le montre Suétone dans la Vie de Claude (25, 11) et à lui
reposer la question pour qu'il précise une deuxième fois s'il est Chrétien. Ainsi, le Chrétien cherche à se démarquer des Juifs, ce qui sera utile pour les arguments qu'il fournira par la suite.
Ici, le texte suit la procédure de Pline le Jeune.
Le texte se poursuit comme une réponse à la deuxième demande du gouverneur de province afin de donner une chance à celui qui vient de se déclarer chrétien : " Jésus répondit : " Mon royaume
n'est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais mon royaume n'est pas d'ici. " " Un Chrétien poursuivi ne
parlait pas tout de suite du Royaume mais probablement comme Paul de Tarse (Romains 1, 3-4 ; 5, 6-8 ; 1 Corinthiens, 1, 23-24 ; 15, 3-4) , qui fut un des fondateurs de la communauté d'Éphèse, aurait présenter Jésus de cette manière : " Je crois à
Jésus Christ, issu de la lignée de David selon la chair, mis en croix (sur dénonciation des Juifs), mort pour nos péchés selon les Écritures, mis au tombeau, ressuscité le troisième jour selon
les Écritures, et établi Fils de Dieu avec puissance selon l'Esprit de sainteté, par sa résurrection des morts, et, pour nous Puissance de Dieu et Sagesse de Dieu. " Et aurait poursuivi
comme dans Jean 18, 36 : " Son royaume n'est pas de ce monde. Si son royaume était de ce monde, des gens auraient combattu pour qu'ils ne soit pas livré aux Juifs. Mais son royaume n'est pas
d'ici. " "
D'une certaine manière il tente d'évacuer l'accusation qui est porté contre les Chrétiens, tel que le montre les Annales de
Tacite, datant de 120 : " Ce nom leur vient de Christ, que sous le principat de Tibère, le procurateur Ponce Pilate avait livré au supplice ; réprimée sur le moment,
cette exécrable superstition faisait de nouveau irruption, non seulement en Judée, berceau du mal, mais encore à Rome, où tout ce qu'il y a d'affreux ou de honteux dans le monde converge et se
répand. " En fait, la croyance en un Christ qui a subi la peine de la crucifixion, peine réservée à ceux qui ne sont pas citoyens romains, et appliquée aux brigands et aux pirates, parfois
aux prisonniers de guerre et aux condamnés pour motifs politiques, signifient qu'ils sont rebelles, comme le fondateur de leur secte, qui a osé se prétendre roi, d'où la méfiance des autorités.
D'où la tentative de désamorcer cela en insistant sur le fait que ce sont les Juifs qui l'ont tué et non les autorités romaines, et le fait que le Royaume de Jésus n'était pas de ce monde et cela
en totale contradiction avec les paroles de Jésus sur le Royaume des évangiles synoptiques, par exemple Marc 1, 15 : " Le temps est
accompli, et le Règne de Dieu s'est approché : convertissez-vous et croyez à l'Évangile " ; 9, 1 : " En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront
pas avant de voir le Règne de Dieu venu avec puissance " ; Luc 17, 21 : " En effet, le Règne de Dieu est parmi vous.
" Étrange, non ? Encore plus, si on lit le discours d'adieu de l'évangile de Jean probablement inauthentique (à part certains logia, dont peut être celui-ci sans la mention au monde) : "
Comme tu m'as envoyé (dans le monde), je les envoie (dans le monde)." (17, 18.) Si Jésus envoie ses disciples dans le monde, c'est qu'il pense tout comme
dans les passages synoptiques, que Dieu va établir son royaume sur terre. Est-ce pour convaincre les autorités romaines que les chrétiens étaient de bons sujets de l'empereur mais aussi passer la
censure qui n'aurait pas manqué de le relever ? On peut aussi ici voir un rappel de Marc 12, 17 et de Romains 13, 1 et 5, mais en poussant plus loin le développement de Jésus au sujet d'une différence au sujet des pouvoirs dans la question de l'impôt et du respect de l'autorité recommandé par Paul de Tarse avec non plus seulement une différence mais une nouvelle vision du
Royaume, qui sera encore plus développé plus loin.
Le gouverneur continue en posant la troisième question de confirmation : " Pilate lui dit : " Donc tu es roi ? " Jésus répondit : " Tu le dis : je suis roi. Je ne suis né, et je ne suis venu
dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. " " Ce qui aurait donné dans le cadre de l'interrogatoire, le cas suivant : " Le gouverneur
lui dit : " Donc il est roi ? " Il répondit : " Tu le dis : il est roi. Il n'est né, et il n'est venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute
sa voix. " " En lançant le concept de royauté, le gouverneur veut mettre en faute le disciple du Christ, car qui reconnaît une autre autorité que celle de l'empereur risque sa vie, et
celui-ci ne le nie pas. Mais développe un concept de royauté un peu inédit à l'époque, celle d'un roi venu " rendre témoignage à la vérité " et non gouverner. Étrange ? Que cela veut-il
dire ? D'un point de vue juif, probablement celui de l'auteur de l'évangile, qui avait grandi à l'école de la synagogue, la vérité, ‘emet (terme qui ressort de la traduction grecque
de la Septante) signifie soit comme dans la littérature apocalyptique, « la parole de Dieu, la révélation que
Jésus vient transmettre à l’humanité » (Ignace de la Potterie, Truth, 70), soit comme dans les textes de
Qumran « la Torah révélée, la synthèse de tout ce qui est révélé par la Torah » (Rudolf Schnackenburg, The Fourth
Gospel According to Saint John 2, 233, Crossroad, New York, 1990). Donc, celui qui écoute Jésus est un serviteur de la parole de Dieu, qui peut aussi être révélée par
la Torah. Cela est un peu osé, c'est une quasi invitation à la conversion du gouverneur.
Mais celui-ci pouvait-il comprendre ? Si on lit le verset 38, on peut dire le contraire, tant la réponse de Pilate est révélatrice : " Pilate lui dit : " Qu'est-ce que la
vérité ? " Il faut savoir que la vérité, ajlhvqeiaen grec (traduction d'‘emet dans la Septante), dans la philosophie platonicienne signifie la « la réalité éternelle révélée aux hommes – soit la réalité même, soit la
révélation de cette réalité. » (Charles Harold Dodd, The Interpretation of the Fourth Gospel, Cambridge
University Press, Cambridge, 1963, p. 177.) Donc une réalité bien différente de celle de la communauté de Jean, qui était très influencé par le Judaïsme, d'autant plus quand on sait que les
écoles de rhétorique et de philosophie était nombreuse à Éphèse, encore renommé pour ses maîtres sophistes. Ceux-ci, qui pouvaient jouer le rôle de conseiller auprès de leur cité, et s'ils se
faisaient remarquer par le gouverneur, faire de même auprès de lui et probablement les aider à interroger les Chrétiens. La question de Pilate semble ici refléter la conviction de ces derniers
selon laquelle le slogan de l'opinion " A chacun sa vérité " est le meilleur, donc qu'il n' y a pas de vérités absolues, sinon que certaines idées sont plus utiles que d'autres selon les intérêts
et les besoins de la majorité et que l'homme se doit donc d'apprendre à les rendre plus puissantes. On comprend donc l'interrogation du gouverneur s'il est conseillé par ces derniers s'il n'y a
pas de vérité absolue ce dont les gouverneurs de la fin du Ier siècle, éduqué aussi à la philosophie grecque, en particulier stoïcienne et sceptique, partageaient l'avis.
Donc on peut deviner que le débat entre les sophistes et les Chrétiens au sujet de la vérité se dessine également dans le verset 38 surtout quand on sait que les chrétiens fréquentaient aussi les
écoles de rhétorique (Actes 19, 9) et s'y trouvaient confrontés à une élite cultivée, qui explique pourquoi encore sous Constantin les
Chrétiens restaient une minorité religieuse bien qu'importante. Est-ce donc aussi la réponse que l'on invite les Chrétiens à donner à ces derniers dans un débat au sujet de la Vérité ? C'est
probable surtout quand on voit qu'au IIe siècle le philosophe syrien Lucien de Samosate (v. 120-180), qui semble avoir bien connu les premières communautés chrétiennes de la
province d'Asie, a comparé Jésus à un maître sophiste dans La Mort de Peregrinus ? Avait-il lu l'évangile de Jean ou est-ce l'insistance sur la Vérité des Chrétiens Asiates qui lui a fait penser ceci ?
Ainsi, comme nous avons pu le voir, ce récit est une création de l'évangéliste afin de fournir dans une période de poursuite judiciaire sous l'empereur Domitien des arguments aux Chrétiens, qui
n'avaient pas alors bonne réputation du fait de la circonstance de la mort de son fondateur, peu encourageante pour les autorités, mais aussi contre les élites païennes cultivées avec lesquelles
elles débattaient. On pourrait considérer que nous sommes en fait devant l'une des premières apologies chrétiennes.
Freyr1978