Pour la suite du récit, nous devons privilégier la version de Marie-Émile Boismard :
« (Et) Jésus trouve Philippe et lui dit : " Suis-moi." Or, Philippe était de Bethsaïda, la ville d'André et de Pierre. »
La version de Boismard a pour elle un avantage, car elle nous renseigne sur l'identité de l'autre disciple anonyme de Jean le Baptiste, qui serait en fait Philippe. Les évangiles nous donnent quelques indices à ce sujet : Il est le compagnon habituel d'André tout au long de l'évangile de Jean (6, 5-9 et 12, 20-22), à la suite duquel il intervient au v. 43, ce que laisserait supposer une variante textuelle du v. 41 concernant André : « Celui-ci, le premier, rencontre... ». Le récit de vocation de Marc 1, 16-20 montre aussi que les récits de vocation aurait concerné toujours quatre disciples, ce qui semble aussi être le cas dans la tradition johannique. D'ailleurs, les informations que nous donnent l'évangile à son sujet sont aussi un bon indice : au v. 44, on apprend que comme André et Simon-Pierre, il est originaire de la ville de Béthsaïde, suggérant une origine sociale commune à celle de ses deux concitoyens, dans le milieu de la pêche. Un simple employé ? Peu probable, car il appartient à un milieu hellénisé, comme le montre le choix de son nom par son père, qui, comme le souligne Juan Antonio Pagola (Jésus. Approche historique, collection Lire la Bible, Éditions du Cerf, Paris, 2012, p. 286) serait un hommage au tétrarque au roi Hérode Philippe II, le frère d'Hérode Antipas, et le fait qu'il est servi d'intermédiaire auprès de Jésus pour des Grecs. Il était probablement soit patron de pêche ou associé aux deux fils de Jonas, peut-être marié (1 Corinthiens 9, 5) et père de trois filles (Jérôme, évêque de Bethléem, La Vie des Hommes Illustres, 1, 45 ; Eusèbe de Césarée, L'Histoire ecclésiastique, 3, 31), et comme eux a été marqué par l'enseignement de Jean dont il devenu un disciple.
Le « Suis-moi » que Jésus lui adresse est donc plus compréhensif si les deux hommes se connaissent déjà. Dans le contexte rabbinique, c'était, en effet, pour les sages pharisiens un appel définitif à suivre leur enseignement. Un épisode concernant le sage pharisien Shammaï (Talmud, traité Shabbat 31a) montre d'ailleurs que l'accord du maître était nécessaire pour suivre un enseignement. Donc Jésus ne se démarque en rien de ses contemporains. Est-ce à dire que Philippe était un peu hésitant ? Ou comme les disciples des Pharisiens a attendu l'aval de son Rabbi ? On ne peut guère se prononcer à ce sujet même si la deuxième solution semble la plus convaincante.
Philippe semble tellement heureux de cette nouvelle qu'il veut faire vivre cette joie à d'autre tout comme André :
« Il va trouver Nathanaël et lui dit : " Celui de qui il est écrit dans la Loi de Moïse, nous l'avons trouvé : c'est Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth. " " De Nazareth, lui dit Nathanaël, peut-il sortir quelque chose de bon ? " Philippe lui dit : " Viens et vois.
Par contre, Philippe utilise une autre formulation qu'André au sujet de Jésus, qui selon Peter Tomson appartient à « phase primitive judéo-chrétienne de la tradition johannique », celle du Prophète « semblable à Moïse » de Deutéronome 18, 18, qui dans les milieux sacerdotaux et chez les Samaritains était l'équivalent du Messie. Jésus a-t-il volontairement associé les deux titres comme le suggérerai Jean 4, 25-26 ? Possible, mais il se pourrait tout simplement que c'était la vision du nouveau disciple, peut-être proche des milieux sacerdotaux. Ce qui n'est pas impossible vu la présence de villages lévites en Galilée. Au passage, Philippe donne un aussi des renseignements sur l'état civil de Jésus - les premiers de l'évangile - : il est le fils d'un certain Joseph, équivalent de nos noms de famille, information qui recoupe probablement une tradition commune à celle de l'évangile de Luc (4, 22 et son équivalent Jean 6, 42) qui semble attester la paternité physique de ce dernier qui ne posait donc aucun problème à ceux qui avaient conservé cette tradition. Il serait originaire de Nazareth, une bourgade totalement inconnu des sources de l'époque, mais qui, d'après les recherches archéologiques menées depuis les années 1980, était occupée depuis la période maccabéenne par une population d'agriculteurs. D'où l'interrogation légitime de Nathanaël : « De Nazareth, lui dit Nathanaël, peut-il sortir quelque chose de bon ? » qui serait, d'après André Chouraqui, peut-être un proverbe local montrant le peu de crédit apporté à ce bourg perdu des collines de Galilée que connaissait probablement cet homme originaire de la ville voisine de Cana d'après Jean 21, 2. Ce à quoi Philippe répond de la même façon que Jésus car c'est au futur disciple de se faire une idée de l'enseignement du Maître comme nous avons pu le voir.
Ce que fait Nathanaël, qui sera aussi surpris que Simon-Pierre au moment de cette rencontre (je mêle ici les versions de Boismard et de Fortna) :
« Jésus regarde Nathanaël qui venait à lui et il dit à son propos : " Voici un véritable Israélite. " (" D'où me connais-tu ? " lui dit Nathanaël ; et Jésus de répondre : " Avant même que Philippe ne t'appelât, alors que tu étais sous le figuier, je t'ai vu. ") Nathanaël reprit : " Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d'Israël. " »
Une fois de plus, le regard de Jésus agit comme catalyseur, et les mots que Jésus lui adresse afin d'orienter le choix de son futur disciple, en faisant la remarque suivante : « Voici un véritable Israélite. » Ce qui d'après Marie-Émile Boismard, serait un jeu de mot basé sur une étymologie fantaisiste d'Israël, contemporaine de Jésus - elle est connue de Philon d'Alexandrie -, qui aurait signifié « homme voyant Dieu », et selon laquelle Nathanaël était un véritable « voyant Dieu », donc un homme qui observe parfaitement la Torah. Robert Fortna poursuit le récit à la déclaration messianique de Nathanaël. Cependant pour l'exégète dominicain, le récit continue avec la surprise logique de ce fidèle observant de la Torah, raison de la parenthèse. Ce à quoi, Jésus répond par un fait mystérieux qu'il est le seul à connaître, prouvant qu'il est Prophète. Cependant, le récit ne suggère en rien la reconnaissance d'un Prophète, mais la réponse en est le symbole : « Avant même que Philippe ne t'appelât, alors que tu étais sous le figuier, je t'ai vu. » Jésus aurait donc vu que ce dernier avait décidé de consacrer sa vie à l'étude des Écritures, ce que signifie, d'après André Chouraqui (Les Evangiles. L'Annonce des quatre. Matthieu, Marc, Luc, Jean. Matyah, Marcos, Loucas, Iohanân, Brepols, 1990), l'expression rabbinique « être sous le figuier ». Ce qui est bien dans l'esprit de cet homme probablement aisé s'il peut se consacrer aux écritures. Est-il un de ses propriétaires aisés galiléens, si décriés par Horsley et Theissen par exemple ? C'est possible. Et A-t-il l'ambition de devenir rabbin ou prêtre ? La seconde hypothèse est intéressante si comme le pense David Catchpole (Resurrection people. Studies in the Resurrection naratives in Gospels, Smyth § Helwys Publishing Inc., 2002, Macon, Géorgie, États-Unis d'Amérique, 2002, p. 4) il serait « le disciple que Jésus aimait » à qui on prête cette dernière profession. Cependant, il ne semble pas avoir trouvé dans ses études une réponse à ses recherches qu'il n'a pu trouver que dans le message charismatique du Baptiste, dont il est devenu le disciple. Cet appel, comme celui des disciples précédents, montrent encore que Jésus choisit ses disciples parmi des gens qui sont capables de comprendre son enseignement.
Est-ce bien une prophétie ? Possible, cependant, comme je l'ai évoqué pour André, il se peut tout simplement que Jésus ait appris cela soit en écoutant Philippe, qui a l'air d'être un ami proche de Nathanaël, soit en regardant arriver ce dernier, démontrant des talents de physionomistes, qui était considérer comme une vertu des sages pharisiens et esséniens.
Mais le centre de cet appel est plutôt chez Fortna, sa reconnaissance par rapport à la loi qui lui fait reconnaître Jésus : « (Rabbi, tu es le Fils de Dieu), tu es le roi d'Israël. » D'abord en tant que Rabbi, il rejoint son école afin de continuer sa formation, puis par sa reconnaissance en tant que Messie en utilisant le titre de « Fils de Dieu », qui, d'après Geza Vermes (Enquête sur l'identité de Jésus. Nouvelles interprétations, Bayard, Paris, 2003, p. 36-38), en vint à désigner le roi d'Israël puis, logiquement à celui qui devait lui succéder, le Messie, « Oint de Dieu », descendant de David dans la seconde moitié du IIe siècle. D'où le dernier terme logique mais lourd de conséquence, celui de « Roi d'Israël », donc de Messie. Donc on a bien ici un récit de reconnaissance du Messie-Royal Jésus. D'autant, comme l'avance Frédéric Manns, que dans la tradition juive, cette désignation du Messie en tant que Maître que ce soit pour Jean et Jésus est tout sauf innocente car « le judaïsme connaissait une tradition présentant le Messie comme un Maître (Osée 2, 12 ; Joël 2, 23 ; Isaïe 11, 1-4) » (Les racines juives du Christianisme, Presses de la Renaissance, Paris, 2006, page 212). Et cette reconnaissance messianique est probablement un des points les plus archaïques du récit car, comme dans ses équivalents marciens, Jésus n'est jamais au centre de l'action, c'est les autres qui le reconnaissent de Jean le Baptiste à Nathanaël.
Ici, encore, l'« l'humour de Dieu », évoqué par Peter Tomson, agit à travers Jésus comme dans l'appel de Simon-Pierre, où un homme en vous voyant vous dit des choses à votre sujet qu'il n'est pas censé connaître. Et, ensuite, il est tellement surpris qu'il est convaincu de la messianité de Jésus. J'image qu'ensuite, il y a du avoir des éclats de rire entre Jésus et ses deux disciples tant la scène est très humoristique.
Avec Nathanaël et aussi les autres disciples du récit, on voit aussi que Jésus attirait aussi intellectuellement ses futurs disciples (et pas seulement en fonction de son charisme), qui ont eu le temps de discuter avec lui. Raphaël Draï l'évoque très bien : « Ça se passait comme ça. Les grands maîtres, et les grandes figures de rabbi, provoquait cette adhésion, provoquait cet enthousiasme. Qui était un enthousiasme intellectuel. On voulait comprendre la parole divine, on voulait comprendre les signes des temps. On voulait comprendre tout cela. » (Secrets d'Histoire. Un homme nommé Jésus, 2013.) Ce récit de vocation a donc un caractère très archaïque qui est très proche de ce que nous apprends le contexte de l'époque de Jésus et les évangiles synoptiques. Cependant, ce récit s'écarte sur de nombreux points car il démontre que cet appel marque en fait un projet bien organisé entre Jésus et Jean dès sa reconnaissance par ce dernier, car tous les disciples de Jean qui vont désormais suivre Jésus sont originaires de sa région d'origine, la Galilée, et donc d'étendre du mouvement baptiste aux Galiléens qui viendront dans les régions de l'activité baptismale lors des pèlerinages à Jérusalem. Raison pour laquelle il fallait des disciples, issus de tous les milieux de la société juive de l'époque : Simon-Pierre, André, Philippe sont des pécheurs (toutefois aisés) et Nathanaël peut-être un propriétaire terrien, et ces derniers comme le montre le v. 41 : « avant tout autre », sont des relais de l'enseignement du Rabbi Jésus permettant le développement du groupe.
Mais qui aurait été voir ensuite André, à qui est accolé le verset ? On peut penser que c'était les deux fils de Zébédée, Jacques et Jean car dans la tradition lucanienne (probablement commune à celle de Jean) citant les douze, les deux disciples figurent toujours après André (Luc 6, 14 ; Actes des Apôtre 1, 13) et auraient été disciples de Jean si on tient compte du fait que d'après les douze : « Il y a des hommes qui nous ont accompagnés durant tout le temps où le Seigneur Jésus a marché à notre tête, à commencer par le baptême de Jean jusqu'au jour où il nous a été enlevé » (Actes 1, 21-22). Ce sont les fils d'un pécheur aisé, comme le montre l'emploi d'«ouvriers » par ce dernier (Marc 1, 20), avec qui il travaille, peut-être mariés (1 Corinthiens 9, 5), qui vivaient probablement à Capharnaüm comme André et Pierre car ils pénètrent ensuite tous les quatre dans la ville dans le récit d'appel Marcien (Marc 1, 21). Peut-être que Jean a écourté un récit qui à l'origine relatait l'appel de 7 disciples, probablement tous âgé entre 16 et 19 ans, comme le montre le parcours de Flavius Josèphe, qui s'initia durant cette période aux différents courants religieux juifs avant de s'associer aux pharisiens. Après Nathanaël, le récit d'appel des sept auraient concernés, Jacques et Jean appelé par André et peut-être Simon-Pierre, dont il aurait été proche et qui ressemblait probablement à celui de l'appel de Simon-Pierre et expliquait comment Jésus leur avait donné leur surnom : « et il leur donna le surnom de Boanerguès, c'est-à-dire fils du tonnerre » (Marc 3, 17). D'après John P. Meier, ce surnom ne serait pas dû à leur caractère emporté mais désignerait plutôt à « leur témoignage retentissant dans la proclamation du règne de Dieu ». Dans les faits, peut-être comme pour Simon-Pierre, il aurait détourné un surnom péjoratif au sujet de leur caractère pour en faire quelque chose de positif. Puis peut-être Thomas, qui joue un rôle significatif dans l'évangile, peut-être appelé par Philippe (Actes 1, 13), et on aurait eu l'explication de sa désignation dans les évangiles par son surnom, tiré de l’Araméen teoma qui signifie « jumeau » (Jean 11, 16, 20, 24, 21, 2), ce qui indique d'après John P. Meier, que son véritable nom nous est inconnu, tout comme le nom de son frère jumeau - un des douze ? Si tout comme le pense John Dominic Crossan, l'évangile de Thomas viendrait d'un original araméen, proche du document Q, il est possible que le disciple s'appelait Jude, Judas en araméen, mais on ne peut en dire plus car nous n'avons aucune information le concernant dans l'évangile de Jean pas même son lieu d'origine précis à part qu'il est peut-être de Galilée. Toutefois, il était peut-être marié (1 Corinthiens 9, 5), un proche de Philippe et de Matthieu (Marc 1, 18) - son jumeau ? Était-il un fils d'Alphée, si on peut croire l'affirmation de l'évangile de Matthieu, où le disciple est identifié à Lévi, fils d'Alphée -, ayant peut-être une profession dans le domaine de la pêche (Jean 21, 2-3), qui l'a amené à côtoyer ces deux personnages peut-être à Capharnaüm, et disciple du Baptiste (Actes 1, 13) comme les précédents.
Ce récit nous montre cependant que le groupe baptiste se scinde en deux pas pour des raisons de concurrence, thèse peu crédible, mais pour des raisons plus réalistes que nous verrons dans le chapitre suivant.
Freyr1978