L’histoire difficile de l’Église avec l’avortement
Publié le 15 Juin 2018
Après plus de 20 heures de débats, les députés du Parlement argentin ont approuvé jeudi 14 mai 2018 une proposition de loi qui permettrait aux femmes d'avorter librement jusqu'à 14 semaines de grossesse, où les défenseurs de l'avortement l'ont finalement emporté à 4 voix près. Un débat dans lequel l'Église argentine a pesé de tout son poids contre le projet de loi. Les évêques se sont mobilisés pour tenter de convaincre les parlementaires de ne pas voter la loi, allant même jusqu'à les menacer d'excommunication. Le pape François avait aussi appelé les Argentins à rejeter la loi sur l'IVG. Á l'annonce du résultat du vote, la foule massée sur la place du Congrès a explosé de joie. La plupart des femmes présentes, portent un foulard vert, symbole de la campagne pour l'IVG. Le texte va maintenant être examiné par le Sénat, réputé plus conservateur (http://www.rfi.fr/ameriques/20180615-argentine-droit-femmes-avorter-petit-oui-deputes-reportage). Ce nouvel échec de l’Église contre l’avortement, doit nous faire réfléchir à son opposition stérile et s’il en a toujours été ainsi durant l’histoire, et c’est ce que nous devons voir aujourd’hui.
Dans la Rome antique, il n’y avait aucune législation sur l’avortement, c’est l’arrivée du christianisme qui va tout changer. Il a adopté la vision des derniers siècles de l’Antiquité qui considérait qu’interrompre une grossesse mettait en danger la vie de la mère. Il faut dire qu’il n'y a pas d'allusion à celui-ci dans le Nouveau Testament. Au IVe siècle, les Pères de l’Église Basile le Grand et Grégoire de Nysse ont défendu la thèse d’origine stoïcienne de l’animation dès la conception (l’âme est infusée dans l’utérus avec le sperme). Les conciles d’Elvire et d’Ancyre au IVe siècle, décident d’excommunier définitivement les avortées, mais juge la peine sévère et leur donne 10 ans de pénitence. Le concile de Constantinople assimile l’avortement à un homicide en 692, et reprend que les peines du Digeste de Justinien pour l’utilisation des drogues, en gros rien qui concerne les potions abortives. Au XIe siècle, on ne voyait pas l’avortement comme un péché, mais comme une erreur. La contraception était plus mauvaise pour les clercs. Hildegarde de Bingen (1098-1117) dans son travail médical De simplicis medicinae, ou Physica, conseille des plantes médicinales, dont une, la tanaisie, qui est une plante abortive utilisée durant l’Antiquité.
Pendant le Moyen-âge, les théologiens ont débattus pour savoir si le fœtus avait une âme, c'est-à-dire la date de l’animation. La thèse aristotélicienne de l’animation progressive de l’embryon était défendue par de nombreux théologiens, dont Saint Augustin et Saint Thomas d’Aquin. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’idée dominante auprès des théologiens chrétiens sera que l’âme humaine entrait dans le fœtus mâle autour du 40e jour et du fœtus femelle autour du 80e jour. La condamnation était seulement prononcée pour les avortements après le 80e jour. Les législateurs, civils comme ecclésiastiques, prennent aussi en compte le contexte de l’avortement : on ne traite pas de la même manière l’avortement commis par nécessité, sous la pression d’une extrême pauvreté, et celui commis pour cacher un autre crime, l’adultère notamment. On donnait un an de pénitence à la femme ayant avorté avant 40 ou 80 jours, contre 3 ans après. Le décret Sicut ex d'Innocent III en 1211 implique que seul l'avortement du fœtus animé était considéré comme un homicide, et au début du XIVe siècle, le dominicain Jean de Naples introduisit une exception, acceptée ensuite par plusieurs autres : Il serait permis d'avorter le fœtus inanimé pour sauver la vie de la mère.
En 1532, la Constitudo Criminalis, sous Charles Quint, fixe la date d’animation du fœtus dès que la mère perçoit les mouvements. C’est en 1558 que le pape Sixte Quint interdit dans une bulle l’avortement de façon formelle quel qu’en soit le terme, et excommunie les parents et les docteurs. Grégoire XIV le jugeant trop sévère, le désavoue 1591 en revenant à l’animation progressive, et ne considère pas l’avortement comme un meurtre. Les arrêts du jésuite cordouan Sanchez, qui considérait moralement admissible d'avorter un fœtus «non animé», à condition qu'il y ait des raisons, telles que le viol et le danger de mort pour la mère, ou de saint Alphonse de Liguori, qui avait accepté l'avortement thérapeutique, consacrèrent le droit de la mère au XVIe et au XVIIe siècle.
Depuis Pie IX (1869), l’Église ne fait plus la distinction entre fœtus animé et inanimé. Alors que les théologiens cherchaient à équilibrer la valeur du fœtus avec d'autres valeurs, en particulier la vie de la mère, la législation papale s'est orientée vers un renforcement de l'interdiction de l'avortement. Il faut dire que la pratique de l'avortement s'est très largement répandue au XIXe siècle, en rapport avec les profondes mutations sociales et matérielles de la nouvelle civilisation industrielle, et les condamnations morales ne marchent plus puisque l’avortement concerne maintenant tous les milieux sociaux. Le code de droit canon revue en 1917 et en 1983, parle seulement de fœtus, et l’avortement à tout moment est considéré comme un péché de même gravité.
Un combat contre l’avortement perdu d’avance puisque la revendication du droit à l'avortement va néanmoins se faire entendre en France. D'abord par la reconnaissance thérapeutique, en 1852. Défendu ensuite dans une perspective révolutionnaire par les néo-malthusiens de la Belle Époque, le droit des femmes a disposer de leur corps finit par s'imposer au début des années 1970, entraînant avec lui un débat passionné qui ne cessera pas avec le vote de la loi Veil en janvier 1975. En Europe, l’avortement s’est peu à peu libéralisé entre le milieu des années 1960 (Grande-Bretagne 1967) et le milieu des années 1980 (Portugal et Espagne en 1984). Au États-Unis, la Cour suprême a inscrit sa libéralisation dans la Constitution en 1973. Et comme le montre le oui massif en Irlande pour l’avortement cette année, l’Église a choisi la mauvaise voie en soutenant les anti-IVG.
Les mouvements anti-IVG, de l’Église, ou le recours par les médecins de leur clause de conscience pour éviter de faire un avortement, empêchent ou gênent l’accès de l’IVG en Europe, et mettent une certaine pression sur les gouvernements comme on peut le voir en Pologne ou en Italie. Les opposants à l’avortement s’étaient surtout structurés autour du pape Paul VI, qui avait publié le 25 juillet 1968, l’encyclique Humanae vitae, qui réaffirmait l’hostilité de l’Église catholique aux méthodes de contraception et sans doute la plus belle erreur de son pontificat. En décembre 1970, le docteur Jérôme Lejeune avait créé en France l’association "Laissez-les vivre" qui allait initier de nombreuses actions et campagnes contre l’avortement.
Accompagner les femmes et les jeunes filles en demande d’IVG reste donc essentiel. Il ne s’agit pas seulement de faire en sorte que l’acte médical se passe au mieux – trop souvent, lorsque «tout se passe bien», plus rien ne se dit. Accompagner les femmes, c’est bien sûr les informer sur les différentes étapes qu’elles vont traverser. C’est surtout veiller à ce que la parole leur soit donnée avant, pendant comme après. Et il va falloir les appuyer, car l’offensive conservatrice de l’Église continue contre l’avortement, puisqu’elle n’a pas admis sa défaite en Irlande à la suite du référendum du 25 mai 2018 qui a légalisé l'avortement dans le pays, les évêques irlandais ont annoncé qu'ils allaient établir un nouveau Conseil pour la vie en mars prochain, en gros pour trouver des solutions pour rendre l’avortement plus difficile (https://cruxnow.com/church-in-uk-and-ireland/2018/06/14/irish-bishops-establish-council-for-life-in-response-to-abortion-legalization/).
Je vous conseille ces lectures qui m’ont beaucoup aidé : John M. Riddle, Contraception and Abortion from the Ancient World to the Renaissance, Harvard University Press, 1994, Laura Bossi, Histoire naturelle de l'âme, Presses Universitaires de France, 2003, Jean-Yves Le Naour, Catherine Valenti, Histoire de l'avortement (XIXe-XXe siècle), Le Seuil, 2003, Simone Veil, Les hommes aussi s'en souviennent, Stock, 2004, Abortion : III. Religious Traditions: B. Roman Catholic Perspectives, Encyclopedia of Bioethics, The Gale Group Inc., 2004, Israel Nisand, Luisa Araújo-Attali, et Anne-Laure Schillinger-Decker, L'IVG : «Que sais-je ?» n° 3948, Presses Universitaires de France, 2012, Yvonne Knibiehler, Histoire des mères et de la maternité en Occident : «Que sais-je ?» n° 3539, Presses Universitaires de France, 2017, https://actuelmoyenage.wordpress.com/2017/12/14/le-confesseur-et-lavortement/, http://artepolitica.com/comunidad/el-aborto-en-la-historia-catolica/, et https://www.sudouest.fr/2014/11/26/interruption-volontaire-de-grossesse-la-loi-veil-a-quarante-ans-1748894-4758.php.
Merci !